18
Quand il revint à la vie, la boue avait séché sur lui. Ses paupières étaient collées et il ne pouvait même plus ouvrir les yeux. Son larynx et ses poumons lui faisaient l’effet d’avoir été taillés dans du carton. Il ne savait depuis combien de temps il était ainsi. Les abeilles tournaient-elles toujours entre les parois de la caverne ou bien avaient-elles enfin regagné leurs ruches ?
Il décida d’attendre le plus possible. Il n’avait pas vraiment mal mais il ne se sentait pas très bien. La carapace de boue durcie lui donnait l’impression d’avoir été enterré vivant. Il avait beau tendre l’oreille, il ne percevait aucun son. Quand il fut de nouveau sur le point de perdre conscience, il se redressa, faisant craquer la coquille de glaise qui l’enveloppait. Son premier réflexe fut de libérer son visage. Il roula sur le dos, fixant anxieusement la voûte de la grotte. Aucun essaim n’y tournoyait. Les abeilles avaient battu en retraite.
Il se redressa, et chercha autour de lui. Tout au fond, il aperçut un corps étendu. Une silhouette verdâtre qui appartenait sûrement à Emmy. Il s’en approcha. La jeune femme l’avait imité, mais elle n’avait pas eu le temps de s’enduire correctement – ou bien la chaleur de la boue l’avait fait reculer – et son visage présentait de grosses cloques sur le front et les joues. Elle était vivante, car elle gémissait. Des centaines d’abeilles mortes jonchaient le sol ; toutes les tueuses qui avaient péri en abandonnant leur dard dans la chair de leurs victimes.
David tituba pour sortir de la caverne. Sur la pente, entre les crevasses, il trouva Jack. Le petit homme, cédant à la panique, s’était enfui en agitant les bras. Les abeilles ne l’avaient pas épargné. Une enflure monstrueuse distendait son visage, ses membres et son torse. Il avait de toute évidence subi des centaines de piqûres. Il respirait à peine. Les abeilles n’avaient pas hésité à s’introduire dans sa bouche pour lui piquer la langue et les lèvres. David le traîna jusqu’à un rocher contre lequel il l’adossa. Cet effort eut raison de sa résistance, et il dut lui-même se coucher près du nain. Les écailles de boue qui tombaient de ses mains lui révélèrent les cloques dont sa peau était parsemée. Il ne s’agissait pas de piqûres, mais d’une brûlure de l’épiderme très étendue, provoquée par la température trop élevée de l’argile. « Je suis à moitié cuit ! pensa-t-il avec un ricanement de dérision. Un poulet à la glaise ! Dès que je vais bouger, ma viande va s’arracher toute seule de mes os ! »
Il était trop las pour essayer d’aller chercher du secours. Il n’avait pas mal, mais toute énergie l’avait quitté. Il songea qu’Orroway avait gagné la partie, cette fois. Gotcha... Il les avait bien possédés, on ne pouvait pas revenir là-dessus. Ils s’étaient cru des enquêteurs astucieux, alors qu’ils ne faisaient, en réalité, que suivre une piste soigneusement balisée !
Gotcha !
Il émit un rire sourd qui se changea en quinte de toux. Personne ne viendrait à leur secours, pas même Bridget qui n’avait plus assez de cervelle pour se rappeler leur existence. D’ailleurs, elle avait probablement été victime, elle aussi, des abeilles en folie.
La nuit n’allait plus tarder à tomber maintenant. De ce côté de la barrière ils étaient au moins protégés des ours. « Crétin ! lui souffla la voix du rat. Si tu avais encore le module de communication, tu pourrais lancer un appel au secours ! »
Un appel au secours ? Rien n’était moins sûr. Pourquoi Sebastiano Gracci se serait-il donné le mal de le transporter à l’hôpital puisqu’il avait lamentablement échoué ?
Je crois savoir où se cache Orroway... C’est ce qu’il avait chuchoté à l’appareil. Dieu ! Comment avait-il pu être aussi bête ?
Il ferma les yeux et somnola un moment. Quand il se réveilla, il lui sembla que Jack ne respirait plus, mais il n’eut pas la force de lui prendre le pouls.
Alors qu’il dérivait à la lisière de la conscience, une silhouette entra dans son champ de vision. Une silhouette de cosmonaute ! Il essaya de rire, mais rien ne sortit de sa bouche. Au moment où la créature s’agenouillait devant lui, il comprit enfin qu’il s’agissait d’un inconnu en costume d’apiculteur, le visage dissimulé par un voile de protection aux mailles serrées.
— Croyez-vous au diable, mon fils ? dit l’homme en ébauchant un signe de croix du bout de ses doigts gantés.
Ce furent les derniers mots qu’entendit David avant d’entrer dans un long tunnel peuplé de rêves étranges.
Il crut plusieurs fois qu’il allait se réveiller, mais, rituellement, quelque chose le tirait en arrière, et il retombait dans la nuit. Tantôt il rêvait qu’il marchait vers la lumière, le long d’un souterrain étroit, tantôt qu’il escaladait la paroi d’un puits. À la dernière seconde, à l’instant où il parvenait à se désengluer des ténèbres, le rat se jetait dans ses jambes ou lui mordait les mains pour le faire reculer.
« Tu vas rester avec moi, ricanait-il, comme ça tu apprendras ce que c’est d’être condamné à l’obscurité ! ».
Enfin, il parvint à garder les paupières levées plus de quelques secondes, suffisamment pour apercevoir un homme maigre au crâne rasé assis à son chevet. C’était un vieillard flottant dans un treillis décoloré. Un septuagénaire dont le cou s’ornait d’une plaque d’identité militaire et d’un crucifix en métal oxydé pendus à la même chaîne. Ses doigts marbrés de taches hépatiques égrenaient un chapelet. À deux reprises, le romancier eut l’impression que le bonhomme lui administrait l’extrême-onction, et il en conçut une grande frayeur, puis son état s’améliora et il put garder les yeux ouverts sans avoir à mener un combat au-dessus de ses forces.
— Il y a combien de jours que je suis là ? demanda-t-il enfin à l’inconnu.
— Trois, mon fils, dit le vieux. Je suis le père Joseph Doggerty, ancien aumônier militaire du 6e Aéroporté devenu prédicateur itinérant. Comment vous sentez-vous ?
David réalisa qu’il était couché sur un lit de camp et enveloppé de pansements enduits d’une quelconque pommade. On l’avait placé sous perfusion de glucose. Emmy était dans le même état, de l’autre côté de la pièce, mais elle semblait toujours inconsciente. Le toit voûté du lieu lui fit penser qu’ils se trouvaient dans une sorte de wagon.
— Ne craignez rien, dit le prêcheur. Vous êtes hors de danger. Les forces des ténèbres ont essayé plusieurs fois de vous arracher au monde des vivants, mais vous avez su leur résister. J’ai eu très peur pour vous. La boue vous a sérieusement brûlé les mains et le visage. Pour ce qui est du corps, vos vêtements vous ont protégé. La jeune femme n’a pas repris connaissance, mais son cœur bat normalement. J’ai dû ensevelir le petit homme... celui qu’on surnommait Jack le Putois. Il était déjà mort quand je vous ai trouvés.
— Où sommes-nous, mon père ? s’enquit David.
— Dans ma caravane, au pied du volcan, expliqua Doggerty. N’ayez pas peur, on ne peut pas nous repérer, j’ai tendu un filet de camouflage au-dessus du véhicule. Ces derniers jours, deux hélicoptères ont survolé la forêt. L’un appartenait à la police, l’autre ne portait aucune immatriculation. C’était un Huey, qui m’a rappelé de tristes souvenirs. Je ne leur ai pas fait signe. J’ai pensé que vous ne teniez sans doute pas à voir ces gens.
— Vous avez eu raison, soupira David.
Du regard, il explora ce qui se révéla être une caravane délabrée, grand wagon rafistolé avec les moyens du bord. Des crucifix et des images saintes en tapissaient les parois. Tout au bout de la pièce on avait installé une église portative qui se repliait à l’intérieur d’une malle-cabine. Le couvercle, grillagé, faisait office de confessionnal. Un grand christ en plastique phosphorescent occupait le fond du bagage.
— Je sais qu’il se passe des choses étranges depuis quelque temps, dit le prêtre en hochant la tête. Le Diable s’est installé au bord du lac et il fait communier les innocents au moyen d’une hostie profanée... Je sais tout cela. Vous n’avez pas affaire à un aveugle. Hier, le feu du ciel est tombé sur Groinstown, une ville de mécréants et de jouisseurs. Les signes se multiplient. Êtes-vous un chevalier exterminateur lancé sur les traces du Malin ? J’ai fait un rêve dans lequel on m’annonçait la venue d’un ange armé d’un glaive de flammes.
David se retint de pouffer. Avec ses bandelettes, il faisait un exterminateur plutôt lamentable, mais la fièvre qui brillait dans les yeux du vieillard le dissuada de prendre les choses à la légère.
— Comment savez-vous cela, mon père ? demanda-t-il.
Doggerty se signa. Il n’avait presque plus de dents, et David lui donnait près de quatre-vingts ans. Ses doigts étaient des brindilles desséchées aux ongles jaunes, recourbés.
— On m’avait mis à l’hospice, dit-il, sous prétexte que j’étais trop vieux, que je perdais la mémoire au point d’oublier la moitié des prières, mais je savais que j’étais encore bon à quelque chose. Une nuit j’ai eu la révélation et je me suis enfui sur les routes ; pour traquer le Malin... j’ai erré longtemps, et j’ai fini par le trouver ici. Près du lac, célébrant sa messe impie, distribuant ses hosties de mort. J’ai vu bien des jeunes gens perdre l’esprit, j’ai essayé de les mettre en garde, mais ils ne m’ont pas écouté. En bas, on me prend pour un vieux fou. Je me suis exilé ici, pour faire retraite et attendre un signe du Tout-Puissant. Je n’ai plus assez de force pour me lancer tout seul dans la bataille... Je crois qu’on vous a envoyé pour m’aider. C’est ça, n’est-ce pas ? Et le Diable a tenté de vous détruire.
David se redressa sur un coude. Il savait que Doggerty, à travers ses figures de style fleuries, parlait d’Orroway.
— Ils ont pactisé avec Satan, murmura le vieux. Les gens du lac... ils ont dressé cette ville impie bâtie sur le profit, ils s’y exhibent à moitié nus et y mènent une bacchanale incessante. Le shérif s’est moqué de mes avertissements, il m’a dit que j’effrayais les touristes et que je devais arrêter de prêcher sur la plage. Alors le mal s’est répandu. Ils se sont mis à manger l’hostie profanée, la mauvaise farine qui ouvre les portes de l’Enfer au fond des têtes. Ils disent que c’est la Connaissance Suprême, mais ils se trompent. Le Diable les fait se prendre pour Dieu et les égare en des contrées d’où l’on ne revient jamais. J’ai longtemps erré au bord du lac, et je les ai observés. Personne ne faisait attention à moi, personne ne se méfiait de moi, mais j’ai compris bien des choses...
David aurait aimé lui poser des questions plus précises, mais la fatigue le rattrapait. Doggerty s’en aperçut.
— Reposez-vous, mon fils, chuchota-t-il. Il faut que vous repreniez des forces pour le combat qui vous attend.
Le romancier dormit jusqu’au soir. Doggerty essaya alors de lui faire avaler un peu de soupe en lui expliquant comment il s’était enfui de l’hospice en dévalisant l’infirmerie.
— J’avais une bataille à mener, déclara-t-il, et je savais qu’il y aurait forcément des blessés. La caravane appartenait à mon frère, je l’ai... réquisitionnée pour la plus grande gloire du Christ.
David voulut se lever pour faire quelques pas à l’extérieur. Le prêtre ne s’y opposa pas et se contenta de décrocher la bonbonne de glucose suspendue au-dessus du lit de camp. Au passage, David se pencha sur Emmy. La jeune femme dormait d’un sommeil paisible. Doggerty l’avait enveloppée dans une charpie enduite de pommade bitumineuse. L’enflure due aux piqûres d’abeilles était en voie de régression.
Soutenu par le prêtre, il descendit le marchepied de la caravane. Une vaste toile de camouflage recouvrait le campement, retenue au sol par des piquets. Cet artifice rendait la roulotte invisible du ciel et la protégeait des rayons du soleil.
— Mon frère avait l’habitude de braconner l’élan, expliqua Doggerty. Il se cachait de cette manière, dans les zones de chasse interdite. J’ai pensé qu’il ne serait pas mauvais d’opter pour une certaine clandestinité.
David s’assit sur un siège de toile pliant. On était bel et bien à flanc de volcan, sur un terrain terriblement incliné. On dominait la réserve, la forêt et le lac. D’où il se tenait, il pouvait distinguer la tonsure de Groinstown.
— Comment avez-vous compris que le diable se cachait au bord du lac ? demanda-t-il, les mains serrées sur le flacon de glucose.
— Les gens parlent, dit Doggerty. Et surtout : ils se confessent... Ils en révèlent bien davantage à un prêtre itinérant qu’au curé de leur paroisse. Un homme de Dieu qui taille la route, on se dit qu’on peut tout lui avouer, que demain il sera déjà loin, peut-être même dans un autre État. Alors on se laisse aller. On avoue l’inavouable.
— Vous avez confessé quelqu’un qui utilisait cette... hostie profanée ?
— Non, ceux-là c’est trop tard, on ne peut plus les atteindre. Leur âme est perdue. Mais j’ai recueilli les aveux de l’un des disciples du Malin. Un jeune homme égaré, en proie à un grand trouble intérieur. Il venait d’une famille très pieuse, et, un temps, il avait désiré se venger d’elle en piétinant les valeurs qu’on lui avait inculquées. Il avait juré la mort de l’Amérique. Au moment où je l’ai rencontré, il n’était plus aussi certain de sa détermination... Il hésitait. Je crois qu’il prenait conscience de ce qu’il était en train de faire. Il voulait être absous pour ses crimes.
— Vous voulez dire que c’était l’un des dealers d’Orroway ? laissa échapper David.
— Je sais qu’il portait la fausse parole, fit Doggerty. Il donnait la communion du mal à des innocents. Bridget Winfield, la femme du garde forestier, m’a avoué avoir reçu de lui un produit sacrilège qu’elle absorbait chaque jour. Elle me l’a décrit, et quand elle m’a dit qu’il portait une chaîne de baptême autour du cou, j’ai compris que tout n’était peut-être pas perdu. Bridget m’a dit où il opérait. Je n’ai fait que me transporter sur les lieux et prêcher, en le regardant droit dans les yeux. J’y allais presque tous les jours, et je parlais, debout sur une caisse d’oranges. Au début, il détournait la tête, ou s’enfuyait lorsqu’il me voyait débarquer... et puis mes paroles ont fait leur chemin, et, un jour, il m’a demandé si je voulais l’entendre en confession. Il avait réfléchi, il avait peur.
— Que vous a-t-il dit ?
— Qu’il travaillait pour le diable et qu’il était horrifié par ce qu’il était en train de faire. Les morts, la folie... Il ne supportait plus de se sentir responsable de tout cela.
— Comment s’appelait-il ?
— Je ne peux pas vous révéler cela, je dois observer le secret de la confession. Mais je peux vous donner certaines indications sur son maître... sur celui qui tire les ficelles.
David ne tenait plus en place, il essayait malgré tout de ne pas brusquer le vieillard.
— Vous allez l’anéantir ? interrogea Doggerty. Vous êtes venu pour cela ? Orroway est son nom d’homme, mais il en a d’autres plus terribles que je ne prononcerai pas à voix haute. Vous allez l’abattre ?
— Oui, murmura David. Jusqu’à présent il n’a fait que me promener de fausse piste en fausse piste. Vous pouvez peut-être me remettre dans le droit chemin.
— Ce sera un combat formidable, fit le prêtre en se signant. Nous dirons une messe et je vous donnerai des médailles.
— Le garçon... rappela doucement David. A-t-il parlé de l’endroit où l’on fabrique l’hostie ?
— Oui. Derrière la porte rouge. Il faut descendre dans la salle des machines... et là, il y a une porte rouge. C’est un monde de glace, mais il n’y a rien d’étonnant à cela, car Satan, contrairement à ce qu’on imagine, dégage un froid mortel.
— Un monde de glace ? Ici ?
— Oui. La patinoire. La patinoire de la station, ce grand bâtiment qui n’est pas encore ouvert au public. C’est là. Le jeune homme y travaillait... Je n’ai jamais eu la force d’y entrer. Je suis trop vieux pour entreprendre un duel avec le Malin.
— Une porte rouge dans la salle des machines ? répéta David. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Je ne sais pas. C’est sans doute l’entrée des Enfers, balbutia le vieillard. Il prétendait que c’était une porte blindée, énorme... avec un digicode. Un mot de passe à composer sur des touches alphabétiques.
— Quel mot ?
— Gotcha.
David s’affaissa entre les bras de son fauteuil.
— Alors c’est bien là, murmura-t-il. Il n’y a plus aucun doute.
Il se rappelait la patinoire devant laquelle il avait bien dû passer trente fois depuis son installation à l’hôtel de l’Ours Rugissant. C’était juste à côté de l’agence de location où Emmy était allée chercher le 4x4. Ils avaient traversé la Californie du haut en bas et de bas en haut pour tenter de localiser quelque chose qui se trouvait sous leur nez depuis le début. La patinoire.
— Venez, ordonna Doggerty. C’est assez pour aujourd’hui, vous vous fatiguez, il faut reconstituer vos forces pour le grand affrontement. Allons-nous coucher.
David obéit.
Il croyait qu’il mettrait longtemps à s’endormir, mais il se trompait. Il savait qu’il avait encore maigri et qu’il lui restait peu de temps avant de ne plus pouvoir quitter le lit. S’il ne parvenait pas à mettre la main sur Orroway, il n’aurait plus qu’à se faire hospitaliser dans une clinique de L.A. où l’on traitait les cas d’anorexie les plus sévères. Là, avec un peu de chance, il survivrait à coups de perfusions, condamné à une existence de grabataire somnolent, demi-cadavre desséché n’ayant plus que la peau sur les os. Son esprit s’en irait peu à peu, rongé par les fantasmes de la drogue, n’entretenant plus que des contacts épisodiques avec la réalité. Il resterait ainsi, le temps que s’épuise son crédit, puis on l’évacuerait vers un hospice où il végéterait jusqu’à ce que la dénutrition ait enfin raison de ses fonctions vitales. Un coup de fusil n’était-il pas encore préférable ?
Il songea que s’il ne parvenait pas à rencontrer Orroway, il avait au moins une chance d’être tué dans l’affrontement final, et que cette solution n’était peut-être pas si mauvaise.
Il dormit dix heures, d’un sommeil tissé de délires absurdes. Au matin, Doggerty le réveilla d’une secousse.
— Mon petit, haletait-il. La jeune femme a disparu... Il faut vous lever. J’ai cherché partout... Elle n’est nulle part.
David se dressa, arracha les aiguilles des perfusions et tituba vers le lit de camp d’Emmy. Il était vide.
— Elle a volé des vêtements que je gardais dans cette cantine, expliqua Doggerty. Je ne comprends pas pourquoi elle est partie sans un mot.
David, lui, comprenait très bien. Emmy n’avait jamais été inconsciente. Toute la journée, elle avait feint le coma profond pour écouter ce qui se disait et se donner le temps d’arrêter une stratégie. Elle avait entendu les révélations du prêtre au sujet de la patinoire, et ce matin, dès l’aube, elle s’était mise en marche pour regagner la station. Elle allait traverser la réserve, couper à travers les bois pour éviter Groinstown et rejoindre le lac. Ensuite...
Ensuite elle préviendrait les gens de Corckland Industries. Des hélicoptères se poseraient sur la plage, chargés de vigiles et de gardes du corps à l’aide desquels elle investirait la patinoire...
« Ils enlèveront Orroway, songea David. Ils rafleront tout le matériel... et ils te laisseront te débrouiller tout seul avec tes problèmes, parce qu’ils n’auront plus besoin de toi ! »
— Mon père, lança-t-il, combien de temps faut-il pour rejoindre le lac, à pied ?
— D’ici ? Je ne sais pas... quatre heures. Oui, quatre bonnes heures, à condition de ne pas s’arrêter en chemin.
Une bouffée de haine s’empara de David. Peut-être que les ours avaient attaqué Emmy au cours de sa traversée de la réserve, qu’ils l’avaient mise en pièces, ou bien... Ou bien Bridget l’avait abattue d’un coup de fusil en pleine tête ! La sale petite garce ! Elle se fichait pas mal de ce qui lui arriverait s’il ne pouvait pas obtenir d’Orroway cette hypothétique ampoule d’antidote.
— Mon père, dit le romancier, excusez-moi de vous presser, mais je pense qu’il serait bon de se mettre en route... Pouvez-vous décrocher votre voiture et me conduire au lac ?
Le vieil homme se signa.
— L’heure a sonné ? balbutia-t-il. Ainsi, c’est en cette minute que commence le Grand Combat. Nous ne pouvons pas partir comme ça, mon fils. Il faut prier, vous confesser... Je vais dire une messe et vous donner l’absolution, comme aux croisés partant pour Jérusalem reconquérir le tombeau du Christ.
David serra les mâchoires pour dissimuler son impatience. « Qu’est-ce que tu attends ? lui souffla le rat. Flanque une bonne branlée à ce vieux croûton, pique-lui les clefs et saute dans sa bagnole. Tu dois rattraper cette salope avant qu’elle ne te coiffe au poteau. Pense un peu à l’hôpital, aux perfusions. Tu as vraiment envie de finir comme ça ? Dans la peau d’un mort-vivant qui rapetisse un peu plus tous les jours ? »
Il savait que le rat avait raison, mais il savait aussi qu’il ne pouvait pas brutaliser le vieux. D’ailleurs, il ignorait tout du chemin à suivre.
Il fallut faire comme le souhaitait Doggerty. S’agenouiller, prier, avouer des fautes imaginaires. David, qui n’avait pas mis les pieds dans une église depuis trente ans, ne se rappelait pas un mot des prières en usage dans le culte catholique. Il songeait au temps qui filait, assurant une avance confortable à la jeune femme. Qu’allait-elle faire sitôt de retour à la station ? Passer à l’hôtel pour se changer d’abord, puis contacter Corckland au moyen de son appareil trafiqué. Elle se contenterait de prononcer un mot de code, une phrase magique signifiant qu’elle avait localisé Orroway et que l’opération de « récupération » pouvait être déclenchée. Combien de temps faudrait-il aux hélicoptères pour atteindre les rives du lac ? Corckland disposait-il de bases avancées dans la région... à moins d’une ou deux heures de vol ? Tout était possible avec un tel géant de l’industrie pharmaceutique. De plus, l’habitude des acheminements aériens urgents avait sûrement amené la société à développer une infrastructure de communication extrêmement performante, ce qui lui permettrait de réquisitionner une escadre n’importe où...
La messe dite, Doggerty remit à David plusieurs médailles bénites qu’il dut passer autour de son cou. Ce n’est qu’ensuite – une fois les vêtements sacerdotaux soigneusement pliés au fond d’une cantine – qu’on détela la vieille station-wagon à flancs de bois accrochée à la caravane.
Le prêtre avait donné au romancier un treillis blanchi par l’usure qui lui allait à peu près bien. Une fois qu’il eut passé ses chaussures, David ôta les pansements qui lui couvraient la figure. Sa peau pelait déjà sur le front, le nez et les oreilles, mais les bandages le faisaient un peu trop ressembler à l’Homme invisible, et tout le monde risquait de se retourner sur son passage. L’onguent noirâtre dont il était enduit avait au moins le mérite de le déguiser en mécanicien crasseux.
Doggerty s’installa au volant.
— Il faut descendre vers la réserve et longer le grillage jusqu’à la porte de sortie, dit-il. Elle sera cadenassée. J’ai des outils dans le coffre. Il faudra que vous fassiez sauter la chaîne.
— On ne peut pas couper au plus court en ouvrant un passage au milieu des barbelés ?
— Non, la forêt est trop dense. La voiture ne passerait pas. Nous sommes obligés de rejoindre le circuit de visite goudronné réservé aux visiteurs. Quelqu’un qui se déplacerait à pied n’aurait pas ce problème, bien sûr... il lui suffirait de descendre tout droit, en se faufilant entre les arbres. Vous pensez à la jeune femme ?
— Oui, fit David.
— Vous croyez qu’elle va prévenir le Malin de notre arrivée ?
— C’est à peu près ça.
Doggerty mit le contact. La station-wagon toussa en frémissant de toutes ses tôles.
— Heureusement qu’il suffira de suivre la pente, observa le vieux. De cette manière nous avons au moins une chance de ne pas tomber en panne.
— Quand nous traverserons Groinstown, ne vous arrêtez surtout pas, dit précipitamment David. J’y ai... affronté le Démon. Ça leur a laissé un mauvais souvenir.
— Nous ferons comme vous voulez, mon fils, dit sentencieusement le vieillard. Vous êtes saint Michel, je ne suis que l’écuyer.
L’automobile s’élança en cahotant sur la pente de lave durcie.